XX

Allons, allons, je ne suis qu’un vivant, moi aussi, pécheur comme tous les vivants. Ma bien-aimée est dans de la terre, elle se décompose toute seule dans le silence des morts, dans l’effrayante solitude des morts, et moi je suis dehors, et je continue à vivre, et ma main bouge égoïstement en ce moment. Et si ma main dessine des mots qui disent ma douleur, c’est un mouvement de vie, c’est-à-dire de joie, en fin de compte, qui la fait bouger, cette main. Et ces feuilles, demain je les relirai, et j’ajouterai d’autres mots, et j’en aurai une sorte de plaisir. Péché de vie. Je corrigerai les épreuves, et ce sera un autre péché de vie.

Ma mère est morte, mais je regarde la beauté des femmes. Ma mère est abandonnée dans de la terre où des choses horribles se passent, mais j’aime le soleil et les cancans des petits oiseaux. Péché de vie. Lorsque, racontant le départ d’une mère, j’ai dit le remords d’un fils d’être allé vers une Diane le soir même de ce départ, j’ai décrit cette Diane avec trop de complaisance. Péché de vie. Ma mère est morte, mais quoi, il suffit qu’en cette radio qui toujours moud près de moi tandis que j’écris, il suffit que le Danube Bleu se mette à couler et je ne résiste pas à son charme de piteux aloi et immédiatement j’aime, malgré mon mal filial, des Viennoises élancées et doucement tournoyantes.

Péché de vie partout. Si la sœur de l’épouse tuberculeuse est saine et jeune, que Dieu ait pitié du beau-frère et de la belle-sœur qui ensemble soignent la malade sincèrement chérie. Ils sont vivants et sains, et lorsque la tuberculeuse dort, sous la morphine et avec un râle souriant, ils vont se promener ensemble dans le jardin nocturne. Ils sont tristes mais ils savourent la douceur du jardin odorant, la douceur d’être ensemble, et c’est presque un adultère. Cette veuve, sincère en sa douleur, a mis cependant des bas de soie pour aller à l’enterrement et elle s’est poudrée. Péché de vie. Demain, elle revêtira une robe qu’elle n’aura pas exigée disgracieuse et qui rehaussera sa beauté. Péché de vie. Et cet amant désespéré qui sanglote devant la tombe, sous sa douleur il y a peut-être une affreuse involontaire joie, une pécheresse joie à vivre encore, lui, une inconsciente joie, une organique joie dont il n’est pas le maître, une involontaire joie de contraste entre cette morte et ce vivant qui dit sa douleur pourtant vraie. Avoir de la douleur, c’est vivre, c’est en être, c’est y être encore.

Ma mère est morte mais j’ai faim et tout à l’heure, malgré ma douleur, je mangerai. Péché de vie. Manger, c’est penser à soi, c’est aimer vivre. Mes yeux cernés portent le deuil de ma mère, mais je veux vivre. Dieu merci, les pécheurs vivants deviennent vite des morts offensés.

Et d’ailleurs, nous les oublions vite, nos morts. Pauvres morts, que vous êtes délaissés en votre terre, et que j’ai pitié de vous, poignants en votre éternel abandon. Morts, mes aimés, que vous êtes seuls. Dans cinq ans, ou moins, j’accepterai davantage cette idée qu’une mère, c’est quelque chose de terminé. Dans cinq ans, j’aurai oublié des gestes d’elle. Si je vivais mille ans, peut-être qu’en ma millième année, je ne me souviendrais plus d’elle.